Le point principal tient ici dans le développement de ce qui désormais s’appelle le calcul dans les nuages (cloud computing). L’information n’est plus dans des serveurs dédiés et accessibles par des interfaces spécifiques, elle est dans les fermes de données, distribuable en tout point et tout moment, au travers de services accessibles par des interfaces multiples et indifférenciées.
Un exemple : pour écouter une musique diffusée par Last.fm, nous pouvons nous connecter sur Facebook, et possédant un terminal mobile, le i-phone, c’est quasiment à tout moment et en tout lieu que nous écouterons ce que nous voulons. Et si le morceau que nous désirons n’est pas proposé par last.fm, qui ne donne pas vraiment le choix de ce que nous voulons, il y aura bientôt, et c’est déjà là, un moteur de recherche sémantique, qui nous indiquerons où, le où est métaphorique, disons un là où se trouve notre musique. De Deezer à Kaaza, en passant par rhapsody, pandora ou Jiwa, il y aura bien une adresse qui fournira le son que nous voulons entendre.
Voilà pour la technique. Pour l’économie, le jeu est plus ouvert. On comprendra sans difficulté que ce que payent les diffuseurs dépend de la publicité. Et pour aller très vite, le rapport des forces est en train de conduire les producteurs de musique à ne prétendre qu’à la portion congrue à laquelle ils ont mené les créateurs. On ne se lassera pas de dire que dans le prix d’un CD, les inventeurs ne peuvent espérer que quelques pour cent du prix de vente. Ceux que la loi défend sont amenés à n’en exiger pas plus. Pour faire un détour historique rapide, rappelons que la création n’a pas toujours été financée par le domaine marchand, mais souvent par la manne des mécènes. Ce qui se passe aujourd’hui est au fond un simple changement de mode de financement de l’industrie musicale, qui menace moins les créateurs que ceux qui en marchands marxistes, ont su prélever leur part de la valeur d’échange. Restons à l’ironie et revenons à la véritable économie.
Celle-ci se résume à savoir comment les fermes de données sont financées. Saleforces.com semble gérer ses TeraOctet sur un millier de serveurs, Amazon en requiert 100 000, on attribue à Google plusieurs millions. Voilà les coûts fixes de l’économie de l’information. Google concentre son revenu sur la publicité, Salesforce facture des honoraires à ses clients, Amazon maintient un modèle très classiquement marchand. L’intérêt du phénomène est qu’il ne se réduit pas seulement à l’externalisation des bases de données, mais au partage, au mixage des données et de leurs canaux de distribution. Les nuages se croisent.
Dans cette économie, le nerf de la guerre est celui de la gestion des coûts. Une gestion particulière qui n’est pas une forme d’avarice – comme on croît souvent – qu’est une stratégie fondée sur la maîtrise des coûts, mais au contraire une forme de générosité qui attire des ressources que l’on n’a pas à payer.
S’il est un nouveau modèle, il s’appuie sur le don que les artistes font aux entreprises. Le don d’un talent que personne ne sait exactement évaluer, mais qui exige pour être donné d’obtenir la compensation suffisante pour qu’il se manifeste et survive. Les mécènes d’un temps passé subventionnaient des artistes pour leur gloire, elle pouvait être hagiographique, et parfois plus subtile. N’attendons pas des nouveaux mécènes la même motivation. Ils auront plutôt ce souci de nourrir un vivier, d’élever des semences, dont une belle croissance garantie des fruits sucrés. Quand le monde de la production musicale ne sera plus en mesure de produire les fruits qui font les délices des nouvelles entreprises, soyons sûrs que ces dernières arroserons les vergers qui garantissent leurs visites.
Pour un bref instant, revenons à cette Hadopi poussiéreuse qui hume l’odeur moisie des vieilles maisons de vacances, et recommandons à ses promoteurs de regarder au large et de quitter leur barque envasée. Rien ne sert d’interdire, il vaut mieux accompagner la marée. Encourager ceux qui profitent de la création à financer la création. Détaxons les nouvelles entreprises quand elles payent les poètes. Dans le nuage du monde dirigeons les pluies vers les terres les plus fertiles.
Au fond si la musique a cru échapper à la malédiction de Baumol et d’Owen, en finançant son activité plus par la reproduction que par le spectacle, la malédiction la rejoint sans doute et la question qui se pose est donc bien celle de la subvention, où plus précisément de savoir qui la subventionne. Ce pourrait être la publicité, y compris dans la forme radicale de Wilkinson avec Simone, mais on ne peut y voir que de l’anecdote. Ce sera sans doute un modèle différent, dans les nuages, celui de fournisseurs de services à la demande, les uns faisant payer ce contenu, les autres l’offrant. A la manière des journaux. Mais jamais plus nous n’achèterons de musique à l’unité, n’en déplaise à i-tune, pas plus qu’on achète d’articles à l’unité, ou si rarement. La valeur de la musique réside désormais plus dans son accès que dans son contenu.